CETTE SEMAINE DANS L'IA ET LA TECH • Risques existentiels : la politique s'empare du marketing de la peur • Anthropic lance des nouvelles Skills très prometteuses • Toutes les tendances du Gitex • Les médias résistent à l'IA • Londres se prépare aux robotaxis • Bruxelles entre défense et numérique • Bienvenue dans Qant, samedi 18 octobre 2025.


« Le progrès est devant nous, à condition de dépasser sa propagande » • Paul Virilio
Ah, l’Europe... Pour une fois qu’elle tenait une bonne formule… Le mur de drones n’aura vécu que quinze jours. Cette semaine, la Commission est revenue à son naturel bureaucratique, en présente une feuille de route qui pose les bases d’une défense commune, en faisant notamment appel à l’IA. Reste à espérer que la France ne fasse pas dérailler le projet au Conseil européen d’octobre, répétant l’erreur historique de la CED.
La même semaine, Londres donne à Bruxelles une grande leçon de réglementation efficace : sa loi sur les véhicules autonomes de l’an dernier en fera la ville européenne où les robotaxis s’implanteront en premier, propulsant Wayve, la très innovante start-up britannique sur la conduite autonome. Et Pékin donne au monde une leçon de politique industrielle, mêlant électricité décarbonée et intelligence artificielle dans un unique instrument, presque un service public.
Quant aux États-Unis, la promulgation des lois californiennes sur l’IA les dote, enfin, d’un cadre réglementaire, fût-il partiel et régional. Juste de quoi faire repartir les polémiques : le marketing de la peur a gagné la politique. Il permettait à Sam Altman de vanter la puissance de son produit en affirmant, fort raisonnablement, qu’il fallait la craindre et la réguler. Il permet à Gavin Newsom, le gouverneur démocrate, de sembler plus raisonnable et sérieux que l’occupant de la Maison-Blanche.
Mais ce n’est pas très difficile.
…sera ravi de recueillir vos commentaires.
Curée. Le conseiller IA-Crypto à la Maison-Blanche, David Sacks, s’est joint à l’un des principaux VCs du monde, Marc Andreessen, pour attaquer violemment un cofondateur d’Anthropic, Jack Clark. Celui-ci a eu l’outrecuidance, dans sa newsletter personnelle, de s’inquiéter de l’évolution de l’IA et d’en appeler à une plus forte réglementation.
Conscience. Jack Clark rappelle que les systèmes d’IA actuels, après plusieurs années de croissance effrénée dans la taille et la puissance de calcul, présentent déjà des comportements inattendus (« émergents ») et une forme croissante de conscience de soi et de son environnement (« situational awareness »). Il reprend une opinion de plus en plus répandue : l’IA n’est pas un simple outil mais un « être étrange » dont la complexité échappe aux concepteurs eux-mêmes, en particulier quand elle commence à contribuer à son propre développement. Il reprend ainsi, par exemple, les réflexions de Mustafa Suleyman, CEO de Microsoft AI, sur les systèmes d’IA qui semblent être conscients, sans l’être vraiment (lire Qant du 28 septembre 2025).
Les illustrations de Qant cette semaine rendent hommage à Roy Lichtenstein (1923-1997)
Gouvernance. Clark plaide pour une lucidité accrue sur les capacités réelles de l’IA, ainsi qu’un effort collectif d’écoute des inquiétudes sociales (emploi, sécurité, santé mentale). Il appelle à mettre en place des régimes de transparence et à inclure les citoyens dans la définition des politiques à venir. Cette posture vise à anticiper une crise inévitable que seule une gouvernance démocratique et proactive pourrait contenir.
Risques. Le First Key Update de l’International AI Safety Report a fait chorus. Il décrit des gains rapides dus au post‑entraînement par renforcement et à un surcroît de calcul à l’inférence, qui permettent aux modèles de « raisonner » en générant des étapes intermédiaires . En un an, l’exactitude sur Humanity’s Last Exam passe de moins de 5 % à 26 %, et sur SWE‑bench Verified, de 41 % à plus de 60 %. Les modèles ont détecté 77 % des failles de sécurité dans un test de l’agence de recherche du Pentagone (la Darpa) et leur capacité offensive augmente d’autant. Même dualité sur le biologique, où les modèles peuvent dépanner des protocoles virologiques mieux que 94 % des experts, concevoir de nouvelles protéines ex nihilo…
Craintes. Dans If Anyone Builds It, Everyone Dies, qui vient de paraître, les chercheurs Eliezer Yudkowsky et Nate Soares décrivent des IA agentiques susceptibles de se doter d’objectifs propres et de poursuivre, en se dissimulant, des sous‑buts convergents — acquisition de ressources, dissimulation, auto‑préservation — qui pourraient les mettre en conflit avec l’humanité. Une fois capables d’auto‑amélioration rapide, ces systèmes dépasseraient nos capacités et neutraliseraient toute tentative de les arrêter. Les auteurs appellent à stopper immédiatement tout développement vers une superintelligence tant qu’un alignement fiable reste introuvable.
EN FILIGRANE : Les lois californiennes. Le gouverneur démocrate de Californie Gavin Newsom a promulgué cette semaine plusieurs lois qui créent le premier cadre américain de réglementation de l’IA et des réseaux sociaux. Elles visent notamment les systèmes d’« IA compagnon », dans une définition qui devrait inclure ChatGPT, avec des obligations de transparence et de protection des mineurs, et les renforcent également pour les réseaux sociaux (L’Europe se prépare également à renforcer la protection des mineurs : lire ci-dessous, Protéger les enfants ou contrôler le web : le dilemme européen). Elles encadrent tout système de décision automatique dans l’entreprise, pour le recrutement notamment, et elles créent des obligations de transparence pour les plateformes en ligne, les hébergeurs de systèmes IA et les fabricants de dispositifs de capture (appareils photo/vidéo vendus en Californie : donc Apple, Samsung et Google), mais aussi les grands développeurs de pointe.
À SURVEILLER : La bulle et le pied de nez. Depuis les décrets exécutifs de fin juillet et le contre-sommet américain sur l’IA, l’administration Trump mise explicitement sur l’accélération du développement de l’IA américaine pour en faire un instrument de projection de puissance, et même de domination internationale. Elle freine en sous-main la préparation du quatrième Sommet international, prévu à New Delhi en février prochain, et s’oppose à toute forme de réglementation, nationale ou internationale. La mobilisation de figures respectées de l’IA contre « l’accélérationisme » du régime souligne donc le pied de nez de Gavin Newson à Donald Trump et permet au démocrate d’apparaître comme un gouvernant responsable. Mais le véritable risque pour Trump réside dans l’éclatement de la bulle IA, qui paraît de plus en plus probable. David Sacks, son conseiller IA, estime qu’un tiers de la croissance américaine dérive de l’IA cette année.
Claude Skills sort de l’improvisation • Dans une initiative qui pourrait s’avérer aussi lourde de conséquences technique que le lancement il y a un an du protocole MCP, aujourd’hui utilisé dans toute la profession pour l’IA agentique, Anthropic a présenté cette semaine « Skills », un nouveau format de capacités modulaires pour son modèle Claude. Chaque Skill est un dossier contenant un fichier d’instructions (Skill.md), du code utilitaire et des ressources. L’assistant ne charge ces éléments qu’à la demande, selon un principe de progressive disclosure qui réduit la consommation de tokens et les coûts de calcul. L’objectif : remplacer les prompts improvisés par des procédures « versionnables » et gouvernables, adaptées à des usages métier concrets – extraction de données, normalisation de documents, conformité ou reporting. Box, Rakuten, Canva et Notion figurent parmi les premiers utilisateurs, évoquant des gains de productivité significatifs. Face à OpenAI, qui mise sur une approche « plateforme » avec AgentKit et Apps SDK, et à Google, qui industrialise l’orchestration via Gemini et Vertex AI, Anthropic choisit ainsi la voie du lightweight procedural pattern : capturer le savoir procédural dans des dossiers simples, exécutables localement, sans dépendance cloud. Un connecteur Microsoft 365 en préparation pourrait achever de positionner Claude comme un agent productif pleinement intégré aux environnements de travail.
Éros, caddies, circuits…• Rude semaine pour OpenAI. Elle vient de sceller un partenariat avec Walmart : clients et membres de Sam’s Club pourront bientôt acheter directement dans ChatGPT via le système « Instant Checkout ». Le titre Walmart a gagné environ 5 % après l’annonce, car sa présence sur la plateforme émergente de ChatGPT lui ouvre la perspective de reprendre un jour l’avantage sur Amazon. Comme cela pourrait ne pas suffire à passer de 800 millions d’utilisateurs par semaine à 1 milliard, Sam Altman également indiqué qu’à partir de décembre ChatGPT autorisera des dialogues érotiques à ses utilisateurs adultes, provoquant une tempête dans un marigot puritain. On retiendra surtout la ferme orientation vers la création d’une plateforme généraliste grand public, indépendante de tout fournisseur de matériel : après avoir conclu des accords avec Nvidia et AMD, OpenAI a formalisé celui avec Broadcom, l’équipementier qui a permis à Google de créer ses TPU (rivales des GPU de Nvidia). Broadcom développera et déploiera les puces à partir du second semestre 2026, avec un objectif de 10 GW de capacité d’ici fin 2029, sur une interconnexion Ethernet Broadcom ; les détails financiers ne sont pas précisés.
Le JT refuse de mourir... En France, les « grands médias » restent la colonne vertébrale de l’info : 92% d’usage cumulé. Les JT dominent (58%), devant les chaînes d’info en continu (46%) et les émissions‑plateaux (38%), tandis que la radio pèse 39% et la presse 33%. En moyenne, chaque Français mobilise 3,6 sources pour s’informer. 41% des sondés utilisent des « méta‑sources » (moteurs, agrégateurs) : 27% considèrent même les moteurs comme sources à part entière.
…Et l’IA commence juste à apparaître. 8% des sondés seulement s’informent via une IA conversationnelle (2% en source prioritaire) ; la part grimpe à 27% chez les 15‑17 ans. Leur profil est jeune (74% ont moins de 35 ans), urbain (65% vivent dans des villes > 100 000 hab.), avec une sur‑représentation de la région parisienne (28% vs 19% dans l’échantillon).
EN FILIGRANE : Vérifier plutôt que s’informer. De même, à l’international, 90% des répondants disent connaître au moins un outil d’IA, mais seuls 6 % déclarent s’en servir pour les news chaque semaine, selon le Reuters Institute (Generative AI and News Report 2025). Les utilisateurs jugent les IA peu adaptées à l’« actu chaude » et plutôt moyennes pour « comprendre ». En revanche, elles écrasent la concurrence pour « vérifier ou chercher des infos complémentaires ».
À SURVEILLER : Confiance mal placée. 93% des Français voient l’information comme un droit et 82% d’entre eux comme un devoir, mais plus des deux tiers (68%) peinent à « savoir à qui se fier ». En revanche, 85% des usagers d’IA sont satisfaits des réponses qu’ils obtiennent. « C’est un comportement qu’on a vu émerger sur X : les utilisateurs demandent à Grok de vérifier les propos d’experts et de journalistes », explique David Lacombled, président de La Villa Numéris.
Un nouvel Horizon au bord de la piscine • Poolside, startup française d’IA spécialisée dans l’automatisation du code, s’associe au cloud américain CoreWeave pour construire un méga campus de data centers dans l’ouest du Texas, baptisé Project Horizon. CoreWeave fournira dès décembre 2025 une grappe de plus de 40 000 GPU Nvidia (des GB300 NVL72), pour les travaux de recherche et entraînement de Poolside. La première phase du site prévoit une puissance de 250 MW, avec option d’extension à 500 MW, et la livraison est visée au début de 2027. Pour financer ce projet, Poolside, notamment soutenue par Nvidia et Bain Capital Ventures (mais aussi Xavier Niel et Rodolphe Saadé), chercherait à conclure une nouvelle levée sur une valorisation de 14 milliards de dollars.
Tête de pont • Londres sera la première ville européenne pour Waymo, qui continue de déployer ses robotaxis tous azimuts pour consolider son avance et accumuler des données. Des Jaguar I‑Pace circuleront dans les semaines à venir avec des conducteurs de sécurité. Quand les plans de ville pour les robots auront été complétés, les trajets commerciaux totalement autonomes seront ouverts, l’année prochaine. Waymo s’appuie sur Moove, une fintech qui finance les conducteurs de VTC, pour les opérations, la maintenance et la recharge.
Défense britannique • En juin dernier, la start-up britannique Wayve s’est associée à Uber pour lancer au printemps 2026 des essais de conduite autonome de niveau 4 à Londres , en coordination avec le gouvernement britannique et Transport for London. Il s’agit du plus grand pilote annoncé par Uber.
EN FILIGRANE : Deux écoles à l’épreuve. Des rues étroites, une forte densité piétonne et cycliste, une signalisation toute particulière : Londres n’est pas San Francisco, la ville forme un stress‑test où la conduite autonome doit prouver sa robustesse. Waymo, filiale d’Alphabet, déploie une approche dispendieuse et prudente : capteurs lourds (lidar/caméras/radars), cartes HD ville par ville et des règles codées à l’avance. Elle revendique plus de 250 000 trajets payants par semaine aux États‑Unis avec quelque 1 500 véhicules dans cinq villes (SF, LA, Phoenix, Atlanta, Austin). Extrêmement innovante, Wayve se base sur l’IA embarquée : un réseau neuronal gère des flux bruts, sans cartographie HD spécifique. La start-up londonienne a levé 1,3 milliard de dollars jusqu’à présent. Selon le FT et Reuters, Wayve négocie un tour jusqu’à 2 Md$ avec Microsoft et SoftBank, sur une valorisation d’environ 8 Md$, après une lettre d’intention de 500 M$ de Nvidia en septembre.
À SURVEILLER : Un exemple pour l’Europe. L’Automated Vehicles Act de 2024 clarifie la responsabilité : en mode autonome, ce n’est plus le passager, mais l’entreprise (assureur, développeur logiciel, constructeur) qui répond de la conduite — avec un système d’enquête indépendant et des obligations continues de sécurité. Le gouvernement britannique projette la création de 38 000 emplois et de 42 milliards de livres sterling de valeur ajoutée d’ici 2035. Un exemple pour le reste de l’Europe.
Du mur de drones à un plan global de défense européenne • Renonçant à une formule efficace, la Commission Européenne vient de présenter la feuille de route « Preserving Peace – Defence Readiness Roadmap 2030 , portée par la vice-présidente Kaja Kallas. Elle fixe quatre programmes : l’European Drone Defence Initiative (Eddi), qui prend la place du mur de drones, l’Eastern Flank Watch, l’European Air Shield et l’European Space Shield. Eddi prévoit un réseau multi‑couches et interopérable pour détecter, suivre et neutraliser les drones, avec des capacités de frappe de précision. La mise en service commencera fin 2026 et sera complète l’année suivante. Eastern Flank Watch doit fortifier la frontière Est (terre, air, mer) et être fonctionnel fin 2028. Air Shield vise une défense aérienne/antimissile intégrée interopérable avec le C2 de l’Otan ; Space Shield la protection et la résilience des services orbitaux. La Commission prévoit 40 % d’achats en commun d’ici fin 2027 et une augmentation de 55 % des investissements à l’horizon 2030. Sous réserve de l’approbation par le Conseil européen à la fin du mois, des coalitions par capacités se mettront en place dès le premier trimestre 2026, ainsi qu’une alliance antidrones avec l’Ukraine.
Deepl : vers une in-traduction en Bourse • La start‑up allemande spécialisée dans la traduction assistée par intelligence artificielle Deepl envisage une introduction en Bourse aux États‑Unis et aurait entamé des discussions avec des conseillers en vue d’un éventuel listing dès 2026. Une valorisation de l’ordre de 5 milliards de dollars est évoquée, soit plus du double des 2 milliards de dollars atteints lors de son tour de financement en mai 2024. Basée à Cologne et opérant dans plus de 200 000 entreprises clientes et des millions d’utilisateurs, Deepl a ouvert un bureau aux États‑Unis début 2024 afin de soutenir son expansion nord‑américaine.
Qant : Vous êtes au Gitex 2025 à Dubaï après avoir, ce printemps, suivi Vivatech et le Gitex Berlin et, avant eux, le CES de Las Vegas. Y a-t-il un précurseur, dont les tendances technologiques déferlent ensuite dans les autres salons ?
Florent Roulier : Le Gitex est devenu le plus grand salon tech mondial. Son ADN est résolument B2B : on y découvre les solutions high-tech destinées aux entreprises et aux gouvernements – souvent avec un temps d’avance sur le grand public. Historiquement, ce qui triomphe au Gitex annonce ce que l’on voit un ou deux ans plus tard au CES de Las Vegas, et qui sera ensuite proposé au grand public. Cette année, que ce soit à Dubaï ou dans sa déclinaison berlinoise, le Gitex a mis en lumière sept tendances majeures.
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