ÉDITORIAL. Alors que le WWDC s’ouvre demain soir, la Silicon Valley ne débat que de l’intelligence artificielle générale. Un signe de plus du déclin d’Apple.
« Le progrès est devant nous, à condition de dépasser sa propagande » Paul Virilio
Chaque jour, les journalistes de Qant illustrent les tendances de fond qui animent la tech. Ils s’appuient sur Kessel Média et utilisent l’IA générative depuis mars 2022.
Pauvre Apple. La firme a construit son succès en vendant, de plus en plus cher, des objets simples d’utilisation et qui fonctionnent à tout coup. Ce perfectionnisme l’a aidée à surmonter ses retards : ni l’iPod, ni l’iPhone, ni l’Apple Watch, n’étaient les premiers de leur genre, mais ils se sont aisément imposés comme les meilleurs. Lancer un casque de réalité virtuelle deux ans après la fin du métavers procède de la même logique : si un jour l’engouement revenait, les descendants du Vision Pro s’imposeraient sans effort. Mais il ne reviendra pas de sitôt, et les casques d’Apple devront se contenter d’une niche, dans les classes affaires des avions.
L’intelligence artificielle générative, avec son cortège d’hallucinations, prend cette approche à rebours. C’est essentiellement un logiciel, un domaine où le constructeur n’a jamais excellé. Et la qualité d’une inférence probabiliste saute moins aux yeux que la fluidité et la résolution d’une vidéo. Apple a longtemps travaillé sur les Nerf, des réseaux neuronaux qui permettent de créer une scène 3D à partir de quelques photos prises avec un smartphone, mais elle est clairement débordée par la multimodalité de GPT-4o et Gemini 1.5.
Résultat : elle a dû céder à Microsoft en début d’année sa place de première capitalisation de la bourse américaine, puis la deuxième la semaine dernière, au profit de Nvidia. Il ne s’agit pas de jouer aux petits chevaux : le poids dans les indices est déterminant pour les allocations de fonds par les ETF, ce qui augmente la prime au vainqueur en bourse. Dans un monde où l’IA nécessitera des investissements pour plusieurs milliers de milliards de dollars, la quantité de ressources disponibles est évidemment cruciale.
Or, ce n’est que le début.
Au lieu de s’interroger sur les annonces sur l’intelligence artificielle générative (IAG) qu’Apple fera demain à sa conférence pour les développeurs, le WWDC, la Silicon Valley ne débat plus que de l’étude de 160 pages sur l’intelligence artificielle générale (AGI) rendue publique la semaine dernière par Leopold Aschenbrenner, un ancien employé d’OpenAI. Il travaillait avec Ilya Sutskever au comité sur la sécurité des futurs modèles, récemment refondé ex nihilo.
Leopold Aschenbrenner considère que les modèles d’IA atteindront vers 2027 la puissance nécessaire pour correspondre à la définition de l’AGI selon OpenAI : une plus grande intelligence que l’être humain dans tous les domaines dotés d’une valeur économique. Contractuellement, OpenAI sera alors obligée de céder sa propriété intellectuelle à Microsoft, ce qui explique peut-être que Sam Altman tente depuis quelques mois de noyer le poisson, expliquant que l’avènement de l’AGI sera un phénomène progressif, étendu sur plusieurs années. Les conséquences économiques et sociales d’une telle avancée restent, elles, encore incalculables.
Les extrapolations de Situational Awareness font polémique. Et pour cause.
Les extrapolations linéaires de Leopold Aschenbrenner ont fait l’objet de nombreuses attaques. Une école de pensée autour du chercheur Gary Marcus soutient au contraire que depuis le lancement de GPT-4 en mars 2023, un plateau a été atteint dans la puissance des modèles.
Quoi qu’il en soit, les horizons sont courts : GPT-5 est en cours d’entraînement et Llama 3 400B devrait être lancé avant l’été. Leurs performances permettront sans doute de trancher le débat, bien avant 2027.
Où est l’Europe ?
La thèse de Leopold Aschenbrenner est d’abord d’un intérêt géopolitique. Il analyse la manière dont l’enjeu de l’IA évolue fur et à mesure que sa puissance se déploie. Il note que trois acteurs seulement disposent de la puissance financière suffisante pour créer des « AGI clusters » d’un coût supérieur à 1 000 milliards de dollars : les États-Unis, la Chine, l’Arabie Saoudite. Cela semble difficilement contestable.
On ne peut imaginer, en ce jour d’élections européennes, aucun des 27 pays où elles se tiennent pouvoir investir mille milliards d’euros dans un cluster d’IA. On ne peut même pas espérer un sursaut qui leur ferait unir leurs ressources pour préparer l’avenir, ou simplement affronter le présent.
Si Leopold Aschenbrenner a raison et un nouveau bond technologique se prépare, les années de gloire d’Apple sont sans doute terminées. Et peut-être pas seulement elles.
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